UNE LUEUR
DANS LA NUIT
PREMIER JOUR
Le soleil, ce matin-là, lassé de l'indifférence des
hommes, et pris du désir de changer le cours de sa vie monotone, trouva bon de se payer quelque
fantaisie et d'aller gambader dans l'infini des espaces sidéraux. Il se sentait
le cœur léger, rempli d'une joie à déplacer les montagnes. Un honnête
fonctionnaire comme lui n'avait-il pas gagné le droit à une journée de repos?
Pour une fois, il pourrait bien prendre un peu bon temps. Après un bon petit
déjeuner, avec pain grillé et café noir bien fumant, il irait rendre visite à
la lune, sa cousine, ou irait faire un tour sur la voie lactée, à moins qu'il
n'entreprenne de ranger sa collection de gouttes d'eau irisées. Bref, il se
consacrerait à ses passe-temps favoris. Et, sur ce plan, il ne manquait pas de
projets. Il lui semblait même qu'il pourrait y consacrer tout son temps
désormais.
Un sentiment d'aise l'habitait, quelque peu mêlé de
scrupule, cependant. En effet, le souvenir de son devoir l'empêchait d'être
complètement détendu. Pour chasser cette désagréable impression, il se
persuadait que les hommes pourraient bien se passer un peu de lui. Nul n'est
indispensable et, de toute façon, les usagers n'en finissaient jamais de se
plaindre, les uns trouvant qu'il chauffait trop et les autres pas assez ; les
uns réclamant la pluie et les autres soupirant contre le mauvais temps. Lui
parti, il faudrait bien qu'ils se mettent d'accord. Cela ferait un joli
spectacle de les voir palabrer sur les balcons du ciel pour savoir qui aurait le
droit plus qu'un autre de jouir de la lumière ou de se réserver toutes les
ténèbres à des fins personnelles. Cette pensée l'amusa fort et lui fit pousser
un soupir d'aise. Qui sait ? On finirait peut-être par reconnaître ses mérites
et par venir demander ses services avec force remerciements.
Mais le temps passait et sur terre il était dix
heures, du moins à en croire les montres et les pendules, car, dans la nuit qui
durait, certains se permettaient d'en douter. Selon toute apparence, il était
donc dix heures et les bonnes gens se posaient des questions. Dans les écoles,
en voyant les enfants s'agiter sur leurs chaises, les maîtresses se demandaient
si elles devaient donner la récréation. Aux caisses, dans les premières files
d'attente des supermarchés, on engageait la conversation. On se parlait même
dans les transports en commun, les ascenseurs des immeubles, sans compter, bien
sûr, les salons de coiffure et les bureaux.
Onze heures sonnaient maintenant. L'événement
commençait à prendre consistance. Les mains sur les hanches, salariés et
non-salariés se tenaient sur le seuil de leur maison, dans la cour des usines,
sur les parcs de stationnement ou même dans la rue. La rumeur enflait : il se
passait quelque chose d'anormal. Chacun s'essayait à une explication, si bien
que circulaient les nouvelles les plus contradictoires. Pour les uns, il
s'agissait de l'explosion d'une centrale atomique : un épais nuage bouchait le
ciel et il était urgent de courir se mettre à l'abri. Pour les autres, c'était
sans nul doute un essai de régulation du temps, effectué par les ministères du
Tourisme et de l'Agriculture réunis. D'autres parlaient d'éclipse, de fonte
massive des glaces des pôles, de trous béants dans la couche d'ozone. Certains
s'inquiétaient d'une possible invasion d'extra-terrestres. Les radios et les
télévisions effectuaient leurs premiers reportages, ce qui prouvait bien qu'on
était en présence d'un événement d'importance ou même d'un scandale.
En effet, une évidence saisit tout un chacun : on
cachait quelque chose au public. La démocratie était bafouée. Pourquoi n'était-on
pas informé des événements en cours? Et pourquoi le gouvernement n'avait-il
rien fait pour les prévenir ou les empêcher ? Où étaient les responsables ? La
rumeur devenait polémique : non seulement il fallait trouver les responsables,
mais il n'était pas question qu'ils refusent de se reconnaître coupables.
En un instant les rues furent noires de monde. La
foule refluait vers les places dans un désordre indescriptible. Les
automobilistes étaient contraints de s'arrêter. Ils étaient invités, avec plus
ou moins de ménagements, à rejoindre les manifestants. La plupart d'entre eux
s'exécutaient. Les autres se faisaient sortir de force de leur véhicule ou
défoncer leur pare-brise, quand ils ne se faisaient pas molester.
Des délégations s'improvisèrent, qui se rendirent dans
les préfectures, auprès des ministres, et même auprès du chef du gouvernement.
Les directions des usines, des magasins, des administrations, furent saisies de
vives protestations et sommées de joindre au plus vite les pouvoirs publics.
L'heure de midi était passée depuis un moment déjà.
Après les premières manifestations, les foules défilaient sans but. Des
attroupements se formaient ici ou là. Tel ou tel leader improvisé y allait de
son discours. Les cafés et restaurants étaient combles. Des éclats de voix
nombreux signalaient des discussions passionnées Dans les maisons on s'était
mis à cuisiner. On s'invitait réciproquement. Le sentiment d'angoisse général
était mêlé d'une sorte d'allégresse, celle des jours de fête.
À quinze heures, du moins quand il semblait qu'il fût
quinze heures, parurent les premiers journaux. Les kiosques furent pris
d'assaut. La Presse était unanime : c'était un scandale. L'opposition accusait
la majorité d'impéritie et la majorité s'exonérait de ses responsabilités, en
indiquant qu'elle devait bien assumer l'incurie de l'opposition. Cette dernière
venait, en effet, de quitter le pouvoir depuis quelques semaines seulement. Un
communiqué du gouvernement appelait la population au calme et faisait savoir
qu'une cellule de crise était constituée. Consultés à l'improviste, des savants
renommés tentaient de donner telle ou telle explication au Phénomène. Les
différentes corporations faisaient déjà part de leurs difficultés et laissaient
entendre qu'elles auraient besoin des pouvoirs publics si les choses devaient
continuer ainsi. Des pages de conseils pratiques indiquaient les mesures
d'urgence à prendre pour les particuliers. On signalait les éventuels
changements de programmes télévisés, afin que chacun puisse s'adapter à un tel
bouleversement.
La fin de l'après-midi se passa à attendre le discours
du chef du gouvernement. Il fut annoncé et reporté plusieurs fois. À certains
moments les médias audiovisuels avaient cru obtenir les déclarations d'un
ministre. Mais l'espoir avait toujours été déçu. Les présentateurs occupaient
l'antenne comme ils le pouvaient, à l'aide d'images virtuelles et de débats
improvisés, au cours desquels des hommes politiques énonçaient des généralités.
À vingt heures, enfin, apparut le Président de la
République, pâle, les traits tirés, l'air défait. Il annonça qu'une panne
imprévisible de l'astre solaire l'obligeait à prendre, en concertation avec les
gouvernants des pays les plus puissants, une série de mesures d'exception, qui
seraient, bien entendu, toutes provisoires. Les savants les plus renommés
avaient été invités à un symposium extraordinaire, afin d'examiner les causes
de la panne et les moyens d'y parer. À n'en pas douter, des solutions seraient
trouvées et la lumière rétablie au plus tôt. Le discours s'acheva par un appel
au sang-froid et au calme de chacun.
Juste après, cette déclaration fit l'objet d'un
commentaire en forme de paraphrase, dit d'un air pénétré par les journalistes
les plus en vue du moment. Ce rituel étant accompli, les braves gens purent
être rendus à leurs distractions habituelles. La soirée passa, puis la nuit, et
ce fut le deuxième « jour ».
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